Les outils de typologies comportementales et de personnalité utilisés en coaching : leviers de transformation ou mirages comportementaux ?
Pour une lecture critique, ancrée dans la pratique et ouverte à la complexité
Dans le champ de l'accompagnement en coaching professionnel , les outils de typologie comportementale (DISC, MBTI, PCM) occupent une position singulière : omniprésents dans les pratiques, controversés dans la littérature scientifique, revendiqués par certains, critiqués par d'autres. Cette ambivalence révèle une tension épistémologique fondamentale entre la demande sociale de simplification catégorielle et l'exigence scientifique de complexité nuancée.
Au-delà de la question technique de leur validité psychométrique se pose une interrogation plus profonde : que révèle l'usage massif de ces outils sur notre rapport contemporain à l'altérité, à la connaissance de soi et à la vérité en sciences humaines ? Car il s'agit bien de comprendre les mécanismes sociocognitifs et les enjeux éthiques qu'ils cristallisent, non pas seulement d'évaluer des instruments.
Ce texte propose une analyse qui se veut rigoureuse, épistémologiquement fondée et enracinée dans la pratique professionnelle. Il vise à réconcilier la complexité théorique avec les exigences opérationnelles du terrain, en évitant à la fois la naïveté de l'adhésion inconditionnelle et le cynisme du rejet dogmatique.
1. Archéologie épistémologique : du modèle à l'assignation identitaire
La construction sociale des catégories comportementales
Les outils comportementaux s'inscrivent dans une généalogie épistémologique particulière, héritière de la psychologie différentielle du XXe siècle et de son projet taxinomique. Contrairement aux modèles scientifiques qui émergent de l'analyse factorielle des données empiriques (comme le Big Five), ces outils procèdent d'une logique inverse : ils partent de catégories théoriques a priori pour les projeter sur l'observation comportementale.
Cette différence n'est pas anecdotique. Elle révèle deux conceptions distinctes de la connaissance psychologique :
L'approche empirique : partir des données pour découvrir les structures sous-jacentes
L'approche conceptuelle : partir d'un modèle théorique pour l'appliquer au réel
Le DISC illustre parfaitement cette ambiguïté. L'outil ne propose pas une catégorisation binaire mais un profil gradué (D=89, I=70, S=40, C=10). Pourtant, la simplification cognitive en "Rouge" ou "Rouge/Vert" s'opère systématiquement dans l'appropriation sociale de l'outil, révélant notre propension collective à transformer la nuance en étiquette. Cette dérive n'est pas accidentelle : elle répond à un besoin anthropologique de réduction de la complexité relationnelle dans des environnements professionnels de plus en plus incertains.
L'illusion de l'objectivation scientifique
Ces outils participent de ce que nous pourrions qualifier d'"objectivation illusoire" : ils donnent l'apparence de la scientificité (chiffres, graphiques, corrélations statistiques) tout en reposant sur des fondements théoriques fragiles ou non validés indépendamment. Cette pseudo-objectivation produit un effet de "vérité empruntée" qui masque la dimension fondamentalement interprétative et contextuelle de toute description de la personnalité.
Pour éclairer ce contraste, rappelons la robustesse du modèle Big Five, développé sur plus de 40 ans de recherches :
Fiabilité test-retest > 0,80 sur plusieurs décennies (McCrae & Costa, 2008)
Validité transculturelle confirmée dans plus de 50 pays (McCrae & Terracciano, 2005)
Structure factorielle stable et reproductible (Goldberg, 1993)
En regard, les outils commerciaux révèlent leurs faiblesses structurelles :
DISC : Fiabilité interne acceptable (α = 0,87) mais validité prédictive non démontrée pour la performance professionnelle. La plupart des validations proviennent des éditeurs commerciaux, posant des questions d'indépendance méthodologique.
MBTI : Instabilité typologique marquée (50% de changement entre deux passations selon Pittenger, 2005), dichotomies forcées contredisant la distribution continue des traits, bien que les dimensions continues corrèlent partiellement avec quatre des cinq facteurs du Big Five (McCrae & Costa, 1989).
PCM : Absence notable de publications peer-reviewed indépendantes, méthodologie insuffisamment documentée dans des publications indépendantes, validation reposant essentiellement sur des témoignages d'usage plutôt que sur des études contrôlées.
2. Phénoménologie de l'étiquetage : l'être-catégorisé
L'Erreur Fondamentale d'Attribution comme révélateur systémique
L'usage collectif de ces outils active systématiquement ce que Ross (1977) nomme l'Erreur Fondamentale d'Attribution : la tendance à expliquer les comportements d'autrui par des dispositions internes plutôt que par des facteurs situationnels. Mais cette activation n'est pas fortuite ; elle révèle une fonction sociale latente de ces outils : légitimer la fixité des rôles sous couvert de connaissance scientifique.
Même lorsqu'un coach prend le soin de présenter le DISC comme un outil de lecture comportementale contextuelle, le biais cognitif naturel prend le dessus. En contexte collectif, les participants glissent rapidement de "il a un comportement de type C dans cette situation" à "il est C par nature". Ce mécanisme s'amplifie du fait du format même des ateliers : le temps manque pour accompagner chaque personne dans une appropriation nuancée et réflexive de son profil. Ce biais est particulièrement exacerbé dans les formations courtes ou les ateliers collectifs, où la pression temporelle et sociale favorise les raccourcis cognitifs.
Le processus phénoménologique s'articule ainsi :
Réification : le comportement contextuel devient essence stable
Naturalisation : l'essence devient nature immuable
Légitimation : la nature justifie la reproduction des patterns existants
Ce mécanisme transforme l'outil d'ouverture en dispositif de clôture identitaire. L'individu "Rouge" intériorise progressivement cette assignation comme vérité de son être, limitant son champ des possibles comportementaux.
Le paradoxe de l'autoréalisation prophétique
Ces outils génèrent ce que Watzlawick résume dans sa formule saisissante : "Le problème, c'est la solution" (Watzlawick, Weakland & Fisch, 1974, Change: Principles of Problem Formation and Problem Resolution). Conçus pour favoriser l'adaptation et la coopération, ils peuvent produire l'effet inverse par cristallisation des représentations.
L'autoréalisation prophétique (Merton, 1948, "The self-fulfilling prophecy", The Antioch Review) s'opère par plusieurs mécanismes convergents :
Biais de confirmation : sélection préférentielle des informations confirmant le profil
Cohérence comportementale : adaptation des conduites aux attentes du profil
Renforcement social : validation collective des comportements "typiques"
Cette dynamique transforme la métaphore initiale en métaphysique comportementale, figeant ce qui était censé libérer. Le comportement devient identité, l'identité devient justification, et la justification devient alibi au non-changement.
3. Analyse systémique : l'outil comme révélateur des rapports de pouvoir
Les enjeux latents de la demande organisationnelle
L'introduction de ces outils dans les organisations répond rarement aux seuls objectifs affichés. Elle constitue souvent un symptôme organisationnel qu'il convient de décoder avec finesse :
Rationalisation managériale : légitimer des décisions RH par l'apparence scientifique
Évitement du conflit : médicaliser les tensions relationnelles pour éviter d'interroger les causes structurelles
Illusion de maîtrise : réduire l'imprévisibilité humaine par la catégorisation
Déresponsabilisation collective : externaliser les dysfonctionnements sur les "personnalités"
Cette instrumentalisation révèle ce que Foucault nommerait un "dispositif de normalisation" (Foucault, 1977, Dits et écrits, vol. III) : sous couvert de célébrer la diversité, ces outils peuvent servir à la réguler et la contrôler. Ils deviennent des instruments de rationalisation relationnelle, transformant des conflits systémiques en problèmes de "personnalité".
L'économie politique de la simplification
L'usage massif de ces outils s'inscrit dans ce que nous pourrions appeler une "économie politique de la simplification". Dans un contexte organisationnel de complexité croissante et de temporalités accélérées, ils offrent l'illusion d'une réduction maîtrisable de l'incertitude relationnelle.
Cette simplification présente un coût caché considérable : l'appauvrissement de l'intelligence situationnelle et relationnelle. Elle substitue à la compétence empathique (capacité à saisir la singularité de l'autre dans son contexte) une compétence taxinomique (capacité à classer l'autre dans une catégorie prédéfinie).
4. La posture du coach : entre discernement éthique et responsabilité herméneutique
Au-delà de la fascination technique
L'enjeu central n'est pas de déterminer si ces outils sont "bons" ou "mauvais" – question techniciste qui évacue la dimension éthique – mais de comprendre ce qu'ils révèlent et produisent dans l'espace relationnel de l'accompagnement.
Tout outil est herméneutiquement neutre : sa valeur dépend de l'intentionnalité qui l'anime et de la compétence interprétative qui l'emploie. La question devient alors : quelle posture phénoménologique adopter face à ces médiations techniques ?
La puissance d'un outil repose moins sur ce qu'il contient que sur ce que l'on en fait. Et ce que l'on en fait dépend, souvent inconsciemment, de ce qu'il nous permet en tant que professionnel :
Structurer une intervention
Asseoir une expertise
Créer un effet de maîtrise
Éviter la complexité du réel relationnel
Ces bénéfices collatéraux peuvent faire dériver l'outil vers une fonction implicite de sécurité pour le coach lui-même. C'est là que l'éthique professionnelle doit jouer pleinement : rappeler que le seul centre légitime de l'accompagnement est le coaché dans sa dynamique de croissance, non la posture du coach.
L'éthique de la complexité en pratique
Une approche critique implique de résister à la tentation simplificatrice tout en reconnaissant la fonction pédagogique potentielle de ces outils. Cette tension ne se résout pas par un choix binaire mais par une dialectique assumée entre utilité opérationnelle et rigueur épistémologique.
L'accompagnement éthique suppose plusieurs niveaux de vigilance simultanés :
Épistémologique : maintenir la conscience des limites de validité
Phénoménologique : préserver l'ouverture à la singularité irréductible de l'autre
Systémique : interroger les enjeux de pouvoir sous-jacents à l'usage de l'outil
Existentielle : respecter la liberté fondamentale de l'être humain de se redéfinir
5. La métacognition comme compétence critique et émancipatrice
Apprendre à penser l'outil plutôt que par l'outil
Au-delà de l'usage technique, ces outils peuvent devenir des supports de métacognition : apprendre à penser sa propre pensée, à questionner ses catégories, à développer une intelligence réflexive de ses propres processus de catégorisation.
Cette dimension métacognitive transforme l'outil en prétexte philosophique : non plus "Qui suis-je selon ce modèle ?" mais "Comment ce modèle façonne-t-il ma perception de moi-même et des autres ?" Cette inversion critique déplace l'attention du contenu vers le processus, de la réponse vers la qualité du questionnement.
Face aux dérives potentielles, une piste essentielle consiste à développer chez les accompagnés – et chez les accompagnants – une capacité métacognitive active :
Comment ai-je intégré mon profil dans ma représentation de moi-même ?
Quelle place lui ai-je accordée dans mes interactions ?
Suis-je encore en mouvement, ou me suis-je figé dans une lecture confortable ?
Dans quels contextes agis-je différemment de mon "profil" ?
L'enjeu n'est pas de disqualifier l'outil, mais de le repositionner comme support de questionnement, et non comme vérité révélée sur l'être.
6. Vers une écologie de l'accompagnement
L'art de la juste distance
L'usage éthique de ces outils relève de ce que les Grecs nommaient la phronèsis : la sagesse pratique qui sait ajuster l'action à la singularité de chaque situation (Aristote, Éthique à Nicomaque). Il s'agit de maintenir une juste distance : ni rejet dogmatique ni adhésion naïve, mais usage critique et contextualisé.
Cette sagesse pratique se développe par l'expérience réflexive, la supervision, l'interrogation permanente de sa propre pratique. Elle constitue le cœur de la professionnalité en accompagnement : non pas l'accumulation de techniques mais la qualité de la présence et la finesse du discernement.
L'exigence éthique fondamentale
L'usage de tout outil d'accompagnement engage une question éthique fondamentale : suis-je au service de la croissance de l'autre ou de ma propre sécurité professionnelle ? Cette question ne trouve pas de réponse définitive mais constitue un questionnement permanent qui traverse toute pratique d'accompagnement.
La transformation véritable ne réside pas dans la maîtrise technique d'un modèle, mais dans la qualité de présence du professionnel, sa capacité de discernement et son engagement à ne jamais sacrifier la complexité de l'humain à la commodité de l'outil.
Conclusion : l'outil comme révélateur de posture, l'accompagnement comme engagement éthique
Au-delà de la querelle instrumentale
La controverse autour de ces outils révèle une tension plus profonde dans le champ de l'accompagnement professionnel : entre technicisation et humanisation, entre standardisation et singularisation, entre efficacité immédiate et authenticité relationnelle.
Cette tension ne se résout pas par l'évacuation de l'une des polarités mais par leur intégration dialectique : utiliser la technique au service de l'humain, standardiser pour mieux singulariser, chercher l'efficacité dans l'authenticité.
Vers une écologie de l'accompagnement
L'enjeu contemporain est de développer une écologie de l'accompagnement : un ensemble de pratiques respectueuses de la complexité humaine, critiques vis-à-vis des simplifications abusives, ouvertes à la singularité irréductible de chaque être.
Dans cette écologie, les outils comportementaux trouvent leur juste place : non pas comme vérités révélées mais comme supports de questionnement, non pas comme fins en soi mais comme moyens au service d'une fin plus haute : l'épanouissement humain dans sa dimension relationnelle et existentielle. Car, pour reprendre Korzybski, si "la carte n'est pas le territoire", elle peut néanmoins nous aider à mieux explorer ce territoire – à condition de ne jamais oublier sa nature de représentation imparfaite et provisoire.
La vraie question n'est donc pas "Faut-il utiliser ces outils ?" mais "Comment développer la sagesse pratique qui permet de discerner, dans chaque situation singulière, ce qui sert authentiquement la croissance humaine ?"
Comme le rappelaient si justement mes professeurs : "Le premier outil du coach, c'est lui-même." Cette formule concentre l'essentiel : avant toute médiation technique, c'est la qualité d'être du professionnel qui détermine la valeur transformative de l'accompagnement.
C'est dans cette exigence de discernement que réside l'art véritable de l'accompagnement. Et cela commence toujours par nous, accompagnants : par notre propre capacité à penser ce que nous faisons, et à remettre en question ce que nous croyons savoir.
Références
Aristote. Éthique à Nicomaque. (Livre VI, sur la phronèsis)
Foucault, M. (1977). Dits et écrits, vol. III. Gallimard.
Goldberg, L. R. (1993). The structure of phenotypic personality traits. American Psychologist, 48(1), 26-34.
Korzybski, A. (1933). Science and Sanity. Institute of General Semantics.
McCrae, R. R., & Costa, P. T. (1989). Reinterpreting the Myers-Briggs Type Indicator from the perspective of the five-factor model. Journal of Personality, 57(1), 17-40.
McCrae, R. R., & Costa, P. T. (2008). The five-factor theory of personality. In O. P. John et al. (Eds.), Handbook of personality (pp. 159-181). Guilford Press.
McCrae, R. R., & Terracciano, A. (2005). Universal features of personality traits from the observer's perspective. Journal of Personality and Social Psychology, 88(3), 547-561.
Merton, R. K. (1948). The self-fulfilling prophecy. The Antioch Review, 8(2), 193-210.
Pittenger, D. J. (2005). Cautionary comments regarding the Myers-Briggs Type Indicator. Consulting Psychology Journal, 57(3), 210-221.
Ross, L. (1977). The intuitive psychologist and his shortcomings. Advances in Experimental Social Psychology, 10, 173-220.
Watzlawick, P., Weakland, J., & Fisch, R. (1974). Change: Principles of problem formation and problem resolution. Norton.